Les fonctions continues sans dérivées
(André Brouty Mars 1996)
Cet exposé est sous licence libre
LLDD.
Introduction
Au 18ème siècle la notion de fonction se confondait avec celle de courbe
algébrique. Dans
l'Encyclopédie de Diderot, à l'article
fonction
rédigé par D'Alembert on peut lire:
"...... On appelle fonction de x ou en général d'une quantité
quelconque, une quantité algébrique composée de tant de termes que l'on
voudra et dans laquelle x se trouve de manière quelconque, mélée ou non
avec des constantes.Ainsi
x2 + x3, √a.a + .x.x, √a.a + x3/b.b + x4,
∫dx√a2 − x2
sont des fonctions de x."
Nous sommes loin de la définition moderne.
Il était à cette époque, intuitif, même évident qu'une fonction
continue admette des dérivées, à part quelques points singuliers. Cela
paraissait même une vérité première qu'il était inutile de démontrer,
puisqu'on pouvait tracer une tangente à la courbe qui la représentait.
Cette notion va se préciser au XIXème siècle avec les travaux de Cauchy,
Dirichlet, Riemann et quelques autres. C'est à Riemann que nous devons la
définition de fonction telle que nous la connaissons aujourd'hui.
Au début du XIXème siècle les seules fonctions qui présentaient aux yeux
des mathématiciens un intérêt certain étaient les fonctions analytiques.
Après 1850 on s'intéresse à l'étude des séries trigonométriques qui
jouent un rôle important en physique où elles interviennent dans l'équation des
cordes vibrantes et dans les séries de Fourier.
Il est facile de voir qu'une fonction dérivable en tout point d'un domaine y est
continue. La réciproque est fausse. Les contre-exemples abondent.
Les travaux de Weierstrass
Weierstrass (1815 - 1897) fut le premier à donner en 1861 un exemple de fonction
continue n'admettant de dérivée en aucun point de son domaine de définition
dans lequel elle est continue.
La fonction donnée par Weierstrass est la suivante:
Pour ∣
b ∣ < 1,
F(
x) est uniformément convergente car absolument
convergente, et on établit aisément:
Nous imposerons en plus à
a d'être impair et au produit
ab, d'être
supérieur à 1+3π/2, alors cette fonction n'admet de
dérivée en aucun point. On trouvera des démonstrations dans GOUR[1] et
DBR[1] qui sont distinctes. Ici nous allons esquisser la démontration de Goursat.
Cette fonction ainsi définie est à peu près impossible à dessiner. Au
voisinage de chacun de ses points elle oscille indéfiniment et les oscillations
s'écrasent un peu à la manière de
x.
sin1/
x au voisinage de 0.
Nous devons étudier la dérivée:
limh → 0F(
x+
h) −
F(
x)/
h
posons:
limh → 0F(
x+
h) −
F(
x)/
h =
Rm +
Sm avec
Rm = |
|
|
bn[cos(anπ(x+h)) − cos(anπx)] |
Sm = |
|
|
bn[cos(anπ(x+h)) − cos(anπx)] |
Le principe de la démonstration consiste à choisir la manière dont
h tend
vers 0 et mettre en évidence le fait que la tangente à la courbe près de
ce point devient verticale (cas de la démonstration de Goursat), ou oscille
entre −∞ et +∞ (cas de la démonstration de Du Bois-Reymond).
Majoration de ∣ Rm∣
On utilise la formule des accroissements finis:
f(
x+
h) −
f(
x) =
hf'(
c),
c ∈ ]
x,
x+
h[
d'où
∣ Rm∣ ≤ |
|
|
∣ bn[−h(−an)π sin(
anπ c)]∣ ≤ |
|
|
π bnan∣ h∣
=π |
|
Si on suppose
ab > 1 on a la majoration désirée: ∣
Rm∣ < π(
ab)
m/
ab−1
On remarque que si
ab < 1 la série des dérivées converge uniformément
et la fonction
F(
x) est dérivable.
Minoration de ∣ Sm∣
Décomposons
amx en sa partie entière et sa partie décimale:
amx = α
m + ξ
m avec α
m=
E(
amx) et ξ
m vérifiant: −1/2<ξ
m≤1/2
On impose à
h la façon dont il doit tendre vers 0 en posant:
h =
em−ξ
m/
am avec
em = ± 1 et donc −3/2≤
em − ξ
m≤ 3/2,
d'où: ∣
h∣ ≤ 3/2
am on a donc:
anπ(
x+
h) = π
an−mam(
x+
h) = π
an−m(
amx+
amh) = π
an−m(α
m + ξ
m+
em − ξ
m) = π
an−m(α
m +
em)
Le nombre
a étant impair,
am est impair, donc
an−m est aussi impair et
em = ± 1 nous montrent
que
an−m(α
m +
em) est de même parité que α
m+1, par suite
cos(π
an−m(
x+
h)) = (−1)
αm+1
De même on a :
cos(anπ x) = cos(π an−mamx) = cos(π an−m(αm + ξm))
cos(anπ x) = cos(π an−mαm).cos(π an−mξm) − sin(π an−mαm).sin(π an−mξm)
mais
an−mα
m est un entier de même parité que α
m puisque
an−m est impair, d'où
cos(π
an−mα
m)=(−1)
αm et
sin(π
an−mα
m) = 0 ∀
m .
Ainsi
cos(
anπ
x) = (−1)
αm.
cos(π
an−mξ
m), d'où
Sm = |
|
|
bn[cos(anπ(x+h)) − cos(anπx)] |
Sm = |
|
|
bn[(−1)αm+1 − (−1)αmcos(π an−mξm)] |
Sm = |
|
|
bn[(−1)αm+1 − (−1)(−1)αm+1cos(π an−mξm)] |
Tous les termes de la série étant positifs, la somme est supérieure à son premier terme, d'où
∣
Sm∣ >
bm/∣
h∣, mais ∣
h∣ = ∣
em − ξ
m∣/
am,d'où ∣
h∣ < 3/2
am et
1/
h > 2
am/3 ⇒ ∣
Sm∣ > 2
ambm/3
Suposons que l'on ait: 2
ambm/3 > π(
ab)
m/
ab−1 ce qui donne
ab−1 > 3π/2 soit
ab > 1 + 3π/2
et
∣ ∣ Rm∣ − ∣ Sm∣ ∣ ≤ ∣ F(x+h) − F(x)/h∣ ≤ ∣ Rm∣ + ∣ Sm∣
mais comme nous avons choisi ∣
Sm∣ > 2(
ab)
m/3 > π(
ab)
m/
ab − 1
∣ ∣ Rm∣ − ∣ Sm∣ ∣ = ∣ Sm∣ − ∣ Rm∣
∣ F(x+h) − F(x)/h∣ ≥ ∣ Sm∣ − ∣ Rm∣ > 2(ab)m/3 − π(ab)m/ab − 1
∣ F(x+h) − F(x)/h∣ > 2(ab)m/3[ab − (1 + 3π/2)/ab − 1]
Quand
m tend vers l'infini
h tend vers 0 car ∣
h ∣ < 3/2
am et
l'expression 2(
ab)
m/3[
ab − (1 + 3π/2)/
ab − 1] tend vers l'infini car
ab > 1.
Il n'existe pas de dérivée déterminée.
Les travaux de Dini (1854 - 1918)
Quand Weierstrass eut exhibé cette fonction, les mathématiciens s'étonnent de ces nouvceautés et
vont se diviser en deux clans: les mathématiciens qui comme Hermite considèrent ces nouvelles
venues comme des anomalies et ceux qui, comme Dini, vont se passionner pour ces questions nouvelles.
Dini généralise le cas particulier de Weierstrass et étudie les conditions que doivent
vérifier les séries entières pour converger vers des fonctions continues non dérivables
et met ainsi en évidence toute une classe de telles fonctions en examinant comment chaque fonction de la
série doit osciller pour conduire aux conditions de non dérivabilité.
Voici ici résumées des conditions à vérifier pour fabriquer des fonctions continues
non dérivables.
Considérons une suite de fonctions continues et dérivables sur l'intervalle [
a,
b]
que nous noterons
Un(
x). Nous allons définir la fonction somme des termes de
cette suite:
Le calcul de la dérivée de cette fonction nous permet d'écrire:
Où
Rm(
x) représente le reste de la série.
Les conditions pour que
F(
x) existe et ne soit dérivable en aucun point de l'intervalle [
a,
b] sont
les suivantes:
-
la série est uniformenent convergente.
- Un(x) a un nombre fini de maxima et de minima dans l'intervalle [a,b]
et ce nombre croit indéfiniment avec n.
- Les maxima et les minima se succèdent à une distance qui tend vers 0 quand
n croit.
- on a limm → ∞Dm/dm = 0 avec Dm l'amplitude minimale des oscillations de Um(x) et
dm la plus grande distance entre un maximun et et un minimum consécutifs.
- on a pour tout m, avec
Rm' = maxx ∈ [a,b](Rm(x+h) − Rm(x)) et Um' = maxx ∈ [a,b](Um'(x))
Exemples
On peut donner un grand nombre d'exemples de telles fonctions:
avec les conditions supplémentaires:
Σn=0∞an converge et an constante
bn tend vers l'infini avec n et anbn ne tendant pas vers 0 avec n
et Pn suite d'entiers croissants avec n
sn et cn sont les respectivement les sinus et cosinus elliptiques.
On peut citer d'autres exemples:
|
|
αncos(1.3.5.7...(2n−1)x) |
|
1.3.5.7...(2n−1) |
|
|
|
αnsin(1.5.9...(4n+1)x) |
|
1.5.9..(4n+1) |
|
avec ici α >1+3π/2
Citons aussi la fonction de Van Den Warden plus récente dont l'étude est un
plus simple que le travail original de Weierstrass, et dont on trouvera le détail
dans [CHA] page 140.
avec
d(
z) représentant l'entier le plus proche de
x.
Ces fonctions sont à peu près impossibles à dessiner. Cependant
Bolzano a donné un exemple de telle fonction basée sur une suite de fonctions
affines par morceaux dont on peut visualiser les étapes et ainsi se faire
une idée de l'allure de la fonction. On trouvera cette fonction détaillée
dans [CHA] page 141.
Ces fonctions continues sans dérivée ne sont pas exceptionnelles. Banach
a montré que dans un certain sens elles sont bien plus nombreuses que les
classiques fonctions continues dérivables. De manière un peu plus précise
on munit l'espace vectoriel
C([
a,
b]) des fonctions continues sur [
a,
b]
de la norme de la convergence uniforme: ∣∣
f∣∣ =
supx ∈ [a,b](∣
f(
x)∣),
on en fait ainsi un espace vectoriel topologique normé dont on peut montrer qu'il est
complet pour cette norme.
On appelle ensemble maigre d'un espace topologique un ensemble obtenu comme union
finie de fermés d'intérieur vide. On montre alors que
C([
a,
b]) n'est pas
maigre (théorème de Baire) et que l'ensemble des fonctions continues dérivables (sauf peut-être
sur ensemble de mesure nul) est un ensemble maigre pour la topologie ci-dessus
définie. C'est en ce sens que les fonctions continues sans dérivée sont
plus nombreuses que les autres. On trouvera plus de détails la dessus dans [VAP] page 120.
Aspect géométrique
Parallèlement à la notion de fonction continue sans dérivée s'est
développé le concept de courbe sans tangente.
C'est le suédois Helge Von Koch qui donne le premier un exemple de telle
courbe. Cette courbe est maintenant devenue classique. Il part d'un segment
de droite AB dont il remplace le tiers médian par un triangle équilatéral
dont il a enlevé la base. Il obtient ainsi une courbe ACDEB à trois points
anguleux. Il recommence cette construction sur chacun des segments AC,CD,DE et EB
et ainsi de suite indéfiniment. A la limite on obtient une courbe, qui n'est pas
une fonction, et qui ne possède aucune tangente en aucun point, car les points anguleux
forment en ensemble dense dans l'ensemble des points de la courbe.
Cette courbe à la particularité de ne pas être rectifiable, c'est-à-dire
que sa longueur est infinie. En effet on enlève dans la construction de la courbe
un tiers pour le remplacer par deux tiers, ce qui fait qu'à la première
étape la longueur de la courbe a été multipliée par 4/3 et
qu'à létape n sa longueur a été multipliée par (4/3)n.
Von Koch a modifié sa construction pour rendre rectifiable la courbe.
Au lieu d'enlever le tiers médian il enlève un segment de longueur b1
et y place un triangle équilatéral. La courbe a alors une longueur valant l + 2b1 si l est la
longueur initiale, et il recommence sur chacun des 4 cotés restants en
choisissant un segment de longueur b2. A l'étape n il obtient une courbe de
longueur l+2Σi=1n4ibi. Si on choisit bi pour que la série
converge, on obtient une courbe de Von Koch rectifiable, seulement Von Koch ne
peut plus démontrer qu'elle n'admet aucune tangente. La question de savoir
s'il y a équivalence entre courbe sans tangente et courbe non rectifiable
est un problème ouvert en 1906 quand Von Koch publie ses travaux.
Il y a un grand nombre de telle courbes dont la plus connue à part celle de Von Koch,
est la courbe de Peano qui passe par tous les points d'un carré qui est continue
non rectifiable et bien sur sans tangente. Le monde plus récent des
courbes fractales donne des exemples très spectaculaires, mais ce n'est plus l'objet
de ce petit exposé.
Bibliographie
-
[ENC] D'Alembert, "l'Encyclopédie" article "Fonction" Tome VII pp 50-51, 1757
- [DBR] Du Bois-Reymond, "Der Willkurlichen Functionen reeller Argumente nach irhen
Aeanderungen in den kleinsten Intervallen", Journal de Crelle Volume 79, 1875
- [UDI] Ulisse Dini, "Fondamenti per la teorica delle Funzioni di variabili reali",
Pise 1878
- [GOU] Goursat, "Cours d'analyse mathématique", Gauthiers-Villars.
- [VKO] Helge Von Koch, "Une méthode géométrique élémentaire
pour l'étude de certaines questions de la théorie des courbes planes",
Acta mathematica Tome 30 pp 145-174, 1906
- [HUM] Pierre Humbert, "Histoire des sciences",
Collection La Pléiade, 1957 pp 684-686
- [CHA] Chambadal et Ovaert "Cours de mathémathique; analyse II", Gauthier-Villars,
pp 140-142
- [VAP] J. Vauthier, J.J. Prat, "Cours d'analyse mathématique de l'agrégation", Masson.
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HEVEA.